DES COMBATS IDENTITAIRES

Des harangues aux freestyles 

Dès le début des années 90, les freestyles de Didier Mindia invoquent la « flèche faîtière » et l’importance de reconnaître la culture kanak dans la ville. Ils résonnent comme un écho inattendu de l’Histoire : les harangues du grand Chef Mindia, également originaire de Waawiluu, transmises de générations en générations et adaptées à différents contextes (guerres tribales, insurrection de 1878, envoi de soldats sur le front de la Première Guerre mondiale…).

Ybal Khan (Crédit photo : Eric)

RAP KANAK …

1998 : signature de l’Accord de Nouméa. La même année sort l’album Méditation du groupe de kaneka Poinmoudja, originaire de Ponérihouen, sur lequel figure le morceau Souviens-Toi. Après une introduction samplant les rythmes et chuintements traditionnels, le flow posé du chanteur nous embarque pour revisiter différents épisodes historiques liés au choc colonial. « Pour la première fois, un groupe kanak réussit la variation sur le thème rap, tout en sachant garder son identité océanienne » selon la revue Compact News de décembre 1998. 

En 2010, le morceau Petit Kanak d’Ybal Khan, sonne comme un manifeste à la 2ème personne. Il plébiscite une meilleure reconnaissance de la légitimité du peuple premier, tout en appelant à son unité. Neuf ans plus tard, le groupe Baby Old Mic sort sa propre version de Petit Kanak, à la 1ère personne cette fois. Avec l’autotune, les évolutions technologiques marquent l’évolution du son ; quant aux paroles, la dimension politique ne disparaît pas totalement mais cède la place à une narration plus intime, qui en appelle à la débrouille.

Baby old mic

Des Zoreilles qui prennent le mic ! 

Chavi, Nasty ou Kuby : trois parcours singuliers, trois rappeurs qui ont pour point commun d’avoir débarqué de l’Hexagone au début des années 2010 tout en s’intégrant rapidement au mouvement. En a résulté pour eux la nécessité d’assumer un point de vue « métro » sur les problématiques du quotidien liées au Grand Nouméa. « En tant qu’éducateur sportif, j’ai vécu la Kanaky des quartiers dès mon arrivée. Ça m’a apporté des choses à dire et une part de légitimité, affirme Chavi. Mes textes abordent des thèmes comme l’emploi local, ou l’acceptation qu’il n’y a pas que des connards de Zoreilles qui viennent faire de l’oseille en Nouvelle-Calédonie ! Ce sont les choses que je vivais, dont je pouvais le mieux parler. Je pense qu’avec le rap c’est important d’être vrai. C’est un peu la devise des gars d’Ina di Street, de dire la vérité comme on la vit, sans se la raconter plus que ça. » 

Chavi (Crédit photo : Eric)

Kuby (Crédit photo : Eric)

« Car la renommée de ce peuple se répand (comme un rayonnement), elle échauffe les maisons, elle fait suffoquer le pays, et disperse les objets du séjour paisible, l’étoffe de balassor et celle de banyan qui sont là-bas, chez les Mérou et les Tééou. Les Jarirha et les Mopoaiéo se courbent vainement pour se cacher au ras de terre, ils sont chassés comme une flamme par le vent. Le Maître du vol des Roussettes bouleverse la fondation des cases et l’arrache, là-haut chez les Poérégo, en bas chez les Sazè. Ce peuple-ci ébranle et disloque là-haut les Koejou, là-bas vers l’est les Méténareu. Il effrite et brise les Moanawa, plus bas, les Mesapiré ; au couchant, il fait tourbillonner en l’air les Peu, au levant les Boexoi, il secoue, jusqu’à ce qu’ils se détachent, les Paouro là-haut, et les Jaouari vers l’est… »

Extrait d’une harangue du Grand Chef Mindia pour encourager ses hommes, 1878, traduit par Maurice Leenhardt

Petit Kanak, Ybal Khan, album Petit Kanak (2010)

« Tu es ici chez toi, même si certains pensent le contraire 

Tu es ce que tu es, et ton nom te rattache à ta terre 

Je te le dis, sois fier de ton identité 

Reste le même et affirme-toi en crachant la vérité »

Petit Kanak, Baby Old Mic, 2019

« J’avais de la peine 

j’avais de la haine 

J’ai une histoire plus lourde qu’un fardeau 

Un vécu plus dur qu’un marteau 

Des gens, j’en ai déçus des problèmes j’en ai plein le cul 

Des frères plus j’avance plus j’en perds plus j’en pleure 

J’écris avec ma plume 

Et je garde ma coutume… » 

Nouvelle-Calédonie, l’Oncle Sam du duo le Kon7e, mixtape Ina di Street 2014

« Une partie du peuple [se] bat pour rien d’autre qu’un acquis 

Mais les autres la défendent pour le nom de Kanaky 

Et moi entre les deux je crois que je me suis perdu… […] 

Car pour moi y a pas de Zor Pour moi y a pas de Clinche Pour moi y a pas de Mas Y a juste des gars en place 

Car pour moi y a pas de Viêt pour moi y a pas de Wall’ et pas plus de Futunien ya juste des Calédoniens… 

Car je veux faire ma vie sur ce bout de Mélanésie 

J’ai rien à oublier donc je redoute l’amnésie… »

Désaccords Communs, Nasty & Réza, album éponyme, 2016

Réza : « Tu nous divises, tu nous méprises / Tu prends le Kanak comme sujet d’analyse […] Je suis déçu de voir la terre de mes Ancêtres / Entre les mains de personnes qui ne pensent qu’à paraître… » 

Nasty : « Des fois je veux m’enfuir mais je sais pourquoi c’était le bagne / Comment pourrais-je partir avec le salaire que je gagne ? […] Je comprends ta haine envers certains et leur égoïsme / Mais ma couleur de peau ne reflète en rien mes idées…» 

Laisse partir les mots, 100 fous, album sans titre, 2017

« Compte pas sur moi pour chanter Rastafari, compte pas sur moi pour louer Selassie Je suis pas Africain, pas Jamaïcain; mes racines sont ici, les os de mes ancêtres aussi Mais il y a d’autres messages qui méritent d’être passés… »

EXTRAITS ET PUNCHLINES

Extrait de Mindia Wepoe Neja, Grand chef des Houaïlous (1856-1921), par Raymond H. Leenhardt et Jacques Vasseur, Journal de la Société des Océanistes n. 84, 1987

C'est [le grand Chef Mindia] qui souffle à Maurice Leenhardt la meilleure définition qu'il ait donnée du chef mélanésien : « le chef est le verbe du clan ». C'est lui, et lui seul, qui doit savoir, au cours des « pilous » qui rassemblent fréquemment plusieurs clans, déclamer à la mode Kanak, c'est-à-dire sans marquer de pause pour reprendre sa respiration, ces harangues enflammées et poétiques où se trouvent exaltées la gloire des ancêtres et la valeur des vivants. Et cette parole, ce verbe, est sacré. Maurice Leenhardt raconte comment, devant un gouverneur curieux de spectacle exotique, Mindia refusa de dire son « viva ». Il commença par mettre au défi quelques « faux chefs » (entendez des chefs nommés sans titre héréditaire) : « Si ces gens-là sont des chefs, qu'ils le prouvent, qu'ils montrent leur éloquence ! » Puis, devant la dérobade des « bâtards » qui caracolaient autour du gouverneur, il mit fin à la scène en déclarant : « Comment pourrais-je encore parler à mon peuple, s'il apprend que j'ai joué avec la parole du clan ? »

Didier Mindia, fondateur du collectif hip-hop Apolstoa-33, pionnier de la scène rap du Grand-Nouméa, à propos de l’oralité kanak et du rap

« Il y a une passerelle, un pont : parce que rapper, slamer, scander, c’est palabrer. C’est parler de la chose d’actualité, mais aussi parler du passé comme entrevoir le futur. Ça va ensemble ! »

Arno, Section Otoktone puis Section Autochtone du Pacifique

« Très rares sont les raps en langues, les raps où on sample des taperas par exemple. On doit être à un millième d’exploitation des cultures océaniennes… C’est ce que je trouve dommage ! Peut-être parce qu’on est un petit nombre, et que l’influence du rap américain ou français est très forte. C’est à nous de nous libérer un peu de ces influences. Pas pour leur cracher dessus, mais un vieux proverbe dit : ‘deviens ce que tu es’ ! »

Kraken Hitta, beatmaker, à propos des discours généalogiques de la région Xaracuu

« Avec cette puissance de l’ancestralité, du temps qui est passé, il y a une rugosité immortelle qu’il faut arriver à transformer. Tu replonges dans les racines, et hop, tu essaies de faire repousser un nouveau truc avec tes outils à toi, ta sensibilité, ton délire ! En repartant de l’originel on s’imprègne de son essence, pour retranscrire à la manière un peu plus brute du hip-hop. Mettre en exergue ce qu’on trouve puissant dans cette musique-là pour en faire un autre objet sonore. »

Geary, rappeuse

« Beaucoup viennent nous parler de liberté, mais après, leur liberté à eux n’est pas celle d’un Homme libre c’est plutôt celle d’un esclave un jour de fête ! J’encourage les jeunes filles qui veulent rapper et écrire à le faire, parce qu’on n’a qu’une vie… Moi ça me plaît de faire ça, de m’exprimer. Dans ce monde, je pense que si tu dis la vérité, tu es quelqu’un de révolutionnaire. »